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Depuis trois jours, la délégation chypriote avait été accueillie dans la capitale. Plus exactement, on lui avait accordé le droit d’accoster dans un endroit éloigné de l’oukher. En raison des relations ambiguës existant entre les deux nations, l’Horus ne s’était pas déplacé jusqu’au port pour accueillir son visiteur, comme il l’eût fait volontiers pour un nomarque ami. C’était sa manière de marquer ses distances. Il gardait en mémoire l’invasion menée quinze ans auparavant par les Peuples de la Mer en compagnie des Édomites. Même si Mokhtar-Ba niait toute responsabilité vis-à-vis des tribus pirates qui hantaient son île, Djoser ne lui accordait sur ce plan qu’une confiance limitée.
Le roi étranger avait dû passer la première nuit à bord de son navire, en compagnie de sa petite cour. Bien peu de Chypriotes avaient osé s’aventurer à terre. Une sourde hostilité émanait de la population, qui n’avait pas oublié non plus les combats passés. Quelques jets de pierre avaient même amené Semourê à poster une escouade de gardes bleus à proximité des navires des visiteurs, afin d’éviter tout incident. Lui-même était monté à bord afin de souhaiter la bienvenue à Mokhtar-Ba et le prévenir que l’Horus Neteri-Khet lui accorderait une audience « dans les plus brefs délais ». Il enregistra sans sourciller la déconvenue de son interlocuteur, qui s’exprimait par l’intermédiaire d’un interprète, et s’était paré de ses plus riches vêtements pour le recevoir. L’autre escomptait ainsi se mettre en valeur. Mais il était en position de demandeur et son seul atout consistait à faire admettre à Djoser qu’une alliance avec lui constituerait un avantage indispensable pour le développement du commerce avec le Levant.
Semourê avait écouté, imperturbable, le discours volubile de Mokhtar-Ba, par lequel il laissait entendre qu’il était sur le point d’anéantir les tribus de pirates infestant son royaume. Bientôt, d’après lui, les navires égyptiens pourraient naviguer en toute tranquillité jusqu’à leurs comptoirs de Byblos et d’Ashqelôn. Semourê s’était retenu de sourire. Il soupçonnait fortement Mokhtar-Ba d’être de mèche avec les chefs pirates, qui lui versaient un tribut pour établir leurs villages sur ses terres. Quant à la sécurité des vaisseaux égyptiens, elle était désormais assurée par de puissants navires escorteurs qui décourageaient les plus audacieux. En vérité, une alliance avec les Chypriotes n’était pas de grande utilité, et Mokhtar-Ba savait pertinemment que sa position était indéfendable. Il fallait que la situation de son royaume fût véritablement critique pour qu’il entreprît une telle démarche.
Au bout des trois jours, la tension du début s’était apaisée. Les Égyptiens, intrigués par ces étrangers qui n’avaient peut-être pas été leurs ennemis, finirent par leur témoigner une indifférence calquée sur celle de leur nomarque. Un peu rassurés, les Chypriotes commencèrent à débarquer. Certains d’entre eux lièrent contact avec une population plutôt méprisante, mais aussi très curieuse.
Khirâ n’ignorait rien de ces tergiversations d’ordre politique. En temps normal, elle ne s’en serait guère souciée, mais le souvenir de l’inconnu ne la quittait pas. Elle ne parvenait pas à définir l’impression causée par le regard du jeune Chypriote. Par moments, une terrible sensation d’angoisse la dominait, qui lui donnait envie de fuir loin du palais pour attendre le départ de son navire. Elle ne pouvait oublier l’éclair de feu qui avait un instant illuminé ses yeux. Elle l’interprétait comme un avertissement : ces étrangers ne pouvaient rien apporter de bon.
Cependant, malgré ses préventions, elle ne pouvait chasser le trouble qui l’avait envahie. Le regard de l’inconnu avait éveillé dans sa chair et sur sa peau des sensations nouvelles, équivoques. Elle se savait belle, mais ne s’en souciait guère. Les garçons qui l’entouraient n’avaient pas treize ans. Tout comme elle, ils ne se passionnaient que pour la chasse et les jeux vigoureux. Et si parfois l’un d’eux se permettait un geste trop familier, elle répliquait par un solide coup de poing qui décourageait l’audacieux.
Ce matin-là, Seschi décida d’emmener sa petite bande pêcher en amont du port. La veille, Kebi et les serviteurs avaient préparé des nacelles en tiges de papyrus. Au dernier moment, Khirâ refusa de suivre ses compagnons. Seschi la traita d’idiote, encaissa sans broncher deux bourrades, puis s’éloigna de son pas tranquille de jeune géant sûr de sa force.
Elle ne pouvait lui avouer pourquoi elle désirait demeurer à Mennof-Rê. Il n’aurait pas compris qu’elle espérait revoir le jeune Chypriote aperçu quelques jours plus tôt. Elle-même ne s’expliquait pas sa réaction, qui lui paraissait n’être que de la faiblesse. Elle s’en voulait d’éprouver une émotion aussi inhabituelle, à laquelle elle était pourtant incapable de résister. Elle ne parvenait pas à oublier son regard mystérieux, à la fois attirant et inquiétant.
Après avoir flâné dans la bouillonnante capitale, son errance mélancolique la mena dans les jardins de la Grande Demeure. Hormis deux porte-sandales nubiennes qui suivaient à quelques pas, seule Inkha-Es l’accompagnait. La petite sentait qu’un tourment habitait le cœur de sa grande sœur et, d’instinct, elle devinait qu’elle avait besoin de sa présence. La fillette bénéficiait d’une intelligence et d’une finesse inattendues chez une enfant de cinq ans. Elle ne parlait pas, se contentait de tenir fermement la main de Khirâ, pour lui communiquer un peu de chaleur. La complicité qui les unissait était presque celle de deux femmes.
Déambulant au milieu des volières, des cages et des fosses où vivaient les animaux offerts à sa mère, elles aperçurent soudain la silhouette familière de Rana, la lionne apprivoisée, surgissant d’un bouquet de tamaris. Les deux filles se précipitèrent vers l’animal pour le caresser. Bébé lion recueilli par Semourê au cours d’une partie de chasse, Rana n’avait jamais connu d’autre environnement que le grand parc du palais. Copieusement nourrie, elle n’avait jamais appris à chasser. Gazelles et antilopes ne la redoutaient pas, et il n’était pas rare de les voir trotter près du fauve. Très douce et aussi fidèle qu’un chien, Rana régnait sur son petit royaume comme une reine habituée à recevoir les hommages de ses sujets.
Tout à coup, quelques bredouillements attirèrent l’attention de Khirâ. Elle se retourna et sentit son cœur lui remonter dans la gorge. L’inconnu du vaisseau chypriote la contemplait, les yeux remplis d’effroi. Elle comprit aussitôt la raison de sa frayeur : il ne s’attendait pas à la voir jouer avec une lionne. Elle eut envie d’éclater de rire devant sa mine inquiète, mais elle se retint ; une curieuse langueur se répandit dans son ventre et ses reins. L’arrivant était très beau. Vêtu d’un pagne de lin fin, souligné de fils d’or, et d’une cape écarlate retenue à l’épaule par une broche en argent, il paraissait plus jeune qu’elle ne se l’était imaginé. Elle estima son âge à dix-sept ou dix-huit ans.
Se sentant investie d’un pouvoir qu’il ne possédait pas, elle se redressa d’un air crâne et l’apostropha sur un ton de moquerie.
— Aurais-tu peur des lions ?
Il déglutit difficilement et répondit dans un égyptien teinté d’un fort accent :
— Non ! Mais je trouve que c’est une drôle d’idée d’apprivoiser un fauve. Ils sont dangereux !
— Rana n’est pas méchante. Veux-tu la caresser ?
— Merci, non ! En général, je n’approche les lions qu’avec mon arc et mes flèches.
Inkha-Es, qui avait suivi la conversation, s’insurgea :
— Tu voudrais la tuer ? Si tu fais ça, je te tue aussi !
Le jeune homme sourit de la véhémence de l’enfant.
— Ne crains rien, petite princesse. Je ne veux aucun mal à ta lionne. Je parlais des lions sauvages du désert.
Inkha-Es se renfrogna et tourna ostensiblement le dos à l’intrus. Celui-ci ne lui plaisait pas beaucoup, d’autant plus que sa sœur le regardait d’une manière qu’elle ne lui connaissait pas, et qui l’inquiétait. Pour elle, l’entretien était terminé. Restant prudemment à distance, le Chypriote contempla longuement Khirâ sans mot dire, ranimant chez elle le trouble qui l’avait un instant quittée. Ce diable d’étranger avait les plus beaux yeux du monde, d’un bleu très pâle, couleur de turquoise, qui contrastait avec ses cheveux d’un noir de jais.
— Mon nom est Tash’Kor, dit-il enfin. Je suis le fils du roi de Chypre, le grand Mokhtar-Ba.
— Sois le bienvenu dans la vallée de Kemit, répondit la jeune fille d’une voix mal assurée. Mon nom est Khirâ, princesse royale, file de l’Horus Neteri-Khet et de la grande épouse Nefert’Iti.
— Je sais, je me suis renseigné sur toi.
— Ah oui ?
— Je n’ai pas oublié notre première rencontre, il y a trois jours.
— Ah, c’était toi, répondit-elle d’un ton désinvolte qui sonnait tout à fait faux.
— Lorsque je t’ai aperçue dans la lumière du soleil, au milieu de ce marais, j’ai cru voir notre déesse Cypris.
— Cypris ?
— Pour nous, elle représente l’amour.
Le cœur de Khirâ se mit à battre plus vite. Elle aurait voulu remettre le garçon à sa place, mais le courage lui manquait. Tash’Kor insista :
— Je n’ai jamais vu de femme aussi belle que toi. Depuis trois jours, mes pensées et mes rêves sont peuplés de toi. J’ai fui le navire de mon père pour errer dans la ville en espérant te rencontrer. Je suis heureux que les dieux aient dirigé nos pas l’un vers l’autre. Je suis sûr qu’il ne s’agit pas d’un hasard.
Tout en parlant, il la détaillait, s’attardait sur sa poitrine déjà formée, sur ses jambes. Un sursaut de révolte s’empara de Khirâ et elle répondit d’une voix sèche :
— Je te trouve bien impertinent de parler sur ce ton à la première fille de l’Horus.
— Mais moi aussi, je suis prince, riposta Tash’Kor, douché par l’attaque inattendue.
— Peuh ! Le prince d’un petit royaume qui rançonne les flottes marchandes de Kemit. Il en faudrait plus pour attirer mon attention.
Vexé, le jeune homme gronda :
— Pourtant, j’ai l’intention de demander ta main à ton père.
— Comment ça ? s’insurgea Khirâ. Je ne te le permets pas !
— Mon père désire conclure une alliance entre Chypre et Kemit, Cette alliance pourrait être scellée par notre mariage.
— Tu peux toujours demander ma main, répliqua-t-elle. Je refuserai, et jamais mon père ne me contraindra à épouser un homme sans mon accord.
Pour toute réponse, il lui adressa un grand sourire et tourna les talons. Agacée, Khirâ le regarda s’éloigner, puis revint vers Inkha-Es. La petite était visiblement ravie de la manière dont elle avait chassé l’intrus.
Mais Khirâ n’était pas satisfaite. Elle s’en voulait de s’être montrée si désagréable avec ce garçon. Il n’avait commis d’autre crime que de lui faire des compliments, et souhaitait l’épouser. À la réflexion, c’était plutôt flatteur. En vérité, elle s’était sentie terriblement maladroite. Elle avait beau se répéter qu’elle n’avait que douze ans, et qu’elle n’était pas préparée à ce genre de conversation, elle était furieuse contre elle-même. Elle s’était conduite avec Tash’Kor comme avec ses petits amoureux. Or, il était déjà presque un homme. Sans doute avait-il dû la trouver ridicule.
— Moi, quand je serai grande, je ne me marierai pas ! affirma Inkha-Es d’un ton péremptoire.
— Pourquoi ? demanda Khirâ, soudain amusée.
— Les garçons sont bien trop bêtes ! expliqua-t-elle. Et puis, ils sont laids !
— Celui-là est beau !
— Tu l’as mal regardé ! Il ressemble à un loup des sables !
Khirâ renonça à répondre. Elle avait décelé dans la voix de sa petite sœur le reflet d’une jalousie sans concession. Mal à l’aise, elle prit la main d’Inkha-Es et se mit en route, aussitôt suivie des porte-sandales. Elle éprouva une brusque envie de retrouver ses frères Seschi et Akhty. Elle leur conterait son aventure, et tous en riraient. Elle dirigea ses pas vers l’oukher, dans l’espoir de repérer l’endroit où ils étaient allés pêcher. Flânant dans les ruelles encombrées d’artisans qui les saluaient avec affection, il leur fallut un certain temps avant d’atteindre les rives du fleuve, un peu en amont du port.
Soudain, le cœur de Khirâ bondit de nouveau dans sa poitrine. À l’ombre de palmiers, elle reconnut Tash’Kor, entouré d’une demi-douzaine de jeunes Égyptiennes, qui le regardaient avec fascination. D’une longue harpe posée sur le sol devant lui, il tirait une mélodie douce et magique. Ainsi, ce barbare savait jouer de la musique…
Une brusque bouffée de jalousie broya les entrailles de Khirâ. Après ce qu’il lui avait déclaré tout à l’heure, comment pouvait-il tenter de séduire ces filles stupides ? Elle marcha sur lui d’un pas rageur.
— Je constate que tu n’as pas perdu de temps pour te consoler avec d’autres ! cracha-t-elle.
Le jeune homme s’arrêta de jouer et la contempla d’un air surpris. Il laissa passer un silence, puis répliqua doucement, avec un sourire étrange :
— Je ne faisais que jouer de la harpe. Ne te froisse pas.
— Eh bien, continue, si c’est tout ce que tu sais faire ! D’ailleurs, cela ne m’étonne pas de la part de quelqu’un qui a peur d’un lion apprivoisé.
— Un lion apprivoisé…
Visiblement, il faisait semblant de ne pas comprendre, sans doute à cause de sa cour d’admiratrices. Furieuse, Khirâ tourna les talons et s’éloigna sans attendre de réponse.